SAMSON
Je crois bien que je ne vais là-bas que les lendemains de cuites ou de trop manger.
Je crois que c'est à cause des ciels.
La cuite c'est d'abord du contentement d'être, du craquant de tête
de toutes les couleurs avec fanfare et étincelles,
un cirque dans le rond cocon des miroirs, des mots qui s'ouvrent,
un plein seau de pétards.
le coeur dans les tripes, le coeur en vacance qu'on en rigole tout seul dans les toilettes.
La cuite, plus loin, c'est une rigolade énorme,
c'est que tu as le vin gai. Sinon...
retour à la maison sous les étoiles.
Tant d'étoiles et tant de pavés et toi entre les deux mou évaporé,
le muscle prêt à la détente sous la gorge,
tu chantes ou tu ris encore, que tu en as même trop en toi,
jamais tu ne riras assez.
Tant d'espace dans la pensée pointillée élastique que tu tends, que tu oublies,
que tu tends encore. Tant d'espace entre... tout, quoi!
Mais, le lendemain c'est mâchi de tête, yeux en-dedans sur du crapeaud en pelote,
goût de cendre, fermenté triste et un grand besoin d'enfance récurée.
C'est pour ça que je vais là-bas les lendemains de veille.
Ça part du Samson.
En face une pâture mâchurée
de piétinements de porcs.
Une soue.
Vous prenez l'asphalte à tête d'épingle,
à gauche avant le pont de Mozet qui est à droite.
Ça monte bien entre les maisons
au bout des vergers en cascades vers la vallée.
Vous n'en voyez déjà plus le fond.
C'est dans de la maison pareille,
toutes belles pierres de carrière,
qu'il faudrait habiter.
A l'aube en vous levant
vous iriez contempler vos choux,
donner le grain aux poules.
Vous auriez un chien et une cheminée ouverte,
un tas de bois bien rangé.
Viendrait l'hiver avec Noël et la neige,
des odeurs de rôties,
vous vous mettriez bien pour aller à la messe...
Ah la ville!
Comme si on ne buvait pas dans les campagnes!C'est pas la même chose.
Plus haut, l'asphalte fait place à du vieux caillou.
Là, il y a de la mûre et de la noisette.
Et plus haut encore, vraiment sur le dessus,
le paysage s'ouvre.
C'est le poumon étalé d'une prairie belle
comme un velours
sur le corps d'une femme allongée.
Elle s'allonge sur le flanc, doucement pentue jusqu'au pichelot
qui serpente en bord de bois.
Vous, vous restez sur vos cailloux, à la crête, le long d'un autre bois
et ainsi vous surveillez bien à l'aise, en cinsi du dimanche,
cette prairie qui vous fait caresse jusqu'aux champs à betteraves.
Aux champs, le çhemin se laisse aller.
On n'est plus en vallée mais sur du plat de campagne qui ondule juste un peu
puis souplement monte à votre chapelle blanche entre ses deux arbres.
Elle regarde le ciel dans la direction où on le voit venir du plus loin.
C'est dire si elle en a vu des nuages et des orages,
des sultanes sur canapés de coussins,
Elles se drapent de rose certains soirs quand le bon dieu,
reconnaissable à la majesté des faisceaux de lumière qu'il tient à la main,
vient les courtiser.
Et les fonds de paquebots, les ventres de baleines qui,
d'un seul tenant d'un horizon a l'autre, râpent le pays de ses écailles de pluies
et les pommelées de Pâques, lâchées très haut par troupeaux légers.
Vous vous asseyez sur le petit banc et vous entrez en religion de nuages.
Vous dîtes :
le diable marie sa fille, il va pleuvoir encore.
Ou :
l'haleine monte du bois, il va faire beau.
Mais vous dites ça pour dire quelque chose.
Dans votre profond vous êtes prière sans le savoir.
C'est-à-dire ciel et nuage avec juste ce bavardage pour sauver les apparences.
Alors un vol de vanneaux dérape de la pointe de l'aile sur un labour gras
ou c'est une buse qui crie et c'est comme une déchirure dans le voile qui couvrait le silence.
De quoi perdre contenance et
-Pourquoi pas?
s'endormir.Après, il ne vous reste plus qu'à naviguer dans la boue vers le Nord-Ouest où se profile, de l'autre côté de la Meuse, une montagne sortie des carrières.
Puis des cendres sur les toits d'ardoise.
C'est le village de Thon.
Vous prenez à gauche, vous vous retrouvez en Suisse, au surplomb du Samson,
au-dessus du dessus de la toison des arbres qui s'entrouvrent.
Vous dégringolez dans cette fente à l'abri des ciels,
vous remontez la route jusqu'au moulin et là vous buvez une trappiste
-la première.
sans penser aux lendemains.
Michel Harcq. (première parution dans NAMUR-TRANSITIONS)
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